Vers un libéralisme cognitif

Vous trouverez ici une combinaison de trois articles issus de la Revue de Paris et de la revue Passe-Avant, proposant une réflexion sur un autre modèle économique relié à la pensée invisuelle.

Et si l’art et l’économie étaient plus proches qu’on ne le croit… ?

 Revue de Paris, le 

(50) Par Marc HALÉVY

Qu’est-ce que l’art ?

Jouons un tantinet avec les mots… L’art, c’est économie de la créativité. Faire de l’art, c’est créer quelque chose, de matériel (une « chose ») ou d’immatériel (une « idée »), qui fait valeur pour une personne ou une communauté.
Et la créativité, c’est l’art de l’inédit. Et cet inédit peut prendre de nombreuses formes : de l’utilité inédite, du plaisir inédit, de la surprise inédite, du ravissement inédit, de la solution inédite, de la praticité inédite, de la vérité inédite, du comportement inédit, de la sérénité inédite… C’est l’idée de nouveauté qui est ici cruciale. Pas spécialement de la nouveauté pour la nouveauté (de l’art pour l’art). Plutôt de la nouveauté pour le dépassement de ce qui existait avant. Lorsqu’elle est bonne, l’imitation peut être un art, mais, lorsqu’il est bon, l’art n’est jamais de l’imitation.

Le mot « art » vient du latin ars qui, comme son homologue grec technê (d’où vient le mot « technique »), signifie, tout à la fois : « art, métier, profession, savoir, science, pratique »… L’art, c’est la maîtrise d’une technique. Le grand art est une maîtrise parfaite d’une ou plusieurs techniques où l’on a injecté de la créativité. Il n’y a pas d’art sans technique et il n’y a pas d’art sans créativité. L’art est, au fond, cette dialectique profonde entre technique et créativité. Il est un dialogue permanent – et parfois douloureux – entre le cerveau droit (la technique) et le cerveau gauche (la créativité). Quoique cela se dise moins, on parlait naguère de l’art de l’ingénieur, des ouvrages d’art (pont, tour, port, etc…), de l’art de la médecine, de l’art culinaire… en plus des arts décoratifs, ou lyriques, ou musicaux, ou poétiques, ou théâtraux…

La Renaissance a induit une distinction funeste entre deux mots dérivant du mot « art » et dissociant abruptement technicité et créativité. Ces deux mots désignent tous deux un « faiseur » d’art : l’artisan et l’artiste.
Comme si l’artisan n’était que technicien sans créativité et comme si l’artiste n’était que créateur, sans technique. Ce divorce entre technicité et créativité est une erreur magistrale. Et s’il fallait choisir, parce que les 19ème et 20ème siècles ont totalement méprisé l’artisan et marchandisé l’artiste, c’est le mot « artisan » que je garderais tant le mot « artiste » a été galvaudé.

Alors, voici ma définition : l’art est la pratique, technique et créative, de l’artisan qui engendre, par son travail, de la valeur utile aux humains. En faisant bien sûr, du pur utilitaire, un sous-ensemble de l’utile.

Qu’est-ce que l’économie ?

Et dans la même veine du jeu avec les mots… L’économie, c’est l’art de produire, de distribuer, de partager et d’échanger de la valeur d’utilité.

Encore une fois, le mot « utilité » est à prendre au sens large et non au sens strictement utilitariste : la beauté, le ravissement, la joie, le plaisir sont aussi utile que le reste… sinon plus. Si l’économie est un art, cela signifie qu’elle aussi associe technicité et créativité… et c’est incontestable.

Lorsqu’on parle d’économie, on distingue en général la macroéconomie et la microéconomie. Cette dernière parle de l’entreprise, de chaque entreprise (dont le management est également un art délicat et difficile) comme lieu de rencontre de six ressources : des ressources humaines, des ressources matérielles, des ressources techniques, des ressources financières, des ressources commerciales et des ressources informationnelles.

Ces ressources induisent des contraintes contradictoires sur l’entreprise qui, de ce fait, évolue – comme n’importe quel processus complexe – poussée par l’impérieuse nécessité de dissiper optimalement les tensions engendrées par l’évolution de ses ressources. C’est cette optimalité dissipative qui est le fer de lance de l’art managérial.

La macroéconomie, quant à elle, est l’art statistique de rassembler, d’organiser, de compiler, d’amalgamer (dans des indicateurs) toutes les données microéconomiques à l’échelle d’une région, d’un pays, d’un continent ou du monde. Ce travail relève des arts mathématiques et cherche à débusquer des tendances, des bifurcations, des fragilités, des prévisions.

Comme tout ce qui relève d’indicateurs statistiques, la macroéconomie est un vaste champ où opèrent aussi les subjectivités et les idéologies. Le choix de tel indicateur (le taux de croissance du PIB, ou le taux de chômage, ou le taux d’endettement, où le pouvoir d’achat moyen, etc…) n’est jamais neutre : le regard macroéconomique des marxistes n’est pas le même que celui des financiaristes, ni celui des politiques identique à celui des banquiers.

Lorsqu’on parle de l’économie, il faut se méfier de ne pas confondre l’activité réelle (celle des entreprises, par exemple) avec la représentation que l’on s’en fait (au travers d’indicateurs, par exemple) ; il ne faut donc pas confondre l’art de piloter un organisme économique avec l’art de composer un bilan de santé économique.
Dans tous les domaines, l’art de l’entraîneur n’est pas l’art du soigneur.

L’économie du prix

Dès lors que le recours systématique au troc s’est marginalisé, l’argent est devenu le moyen d’échange principal de l’économie.

Le troc est peu commode car il est un échange instantané (sans différé, donc), il implique des marchandages sans fin, il n’offre aucune garantie, et il requiert une unicité de lieu donc des déplacements et des transports multiples.

L’apparition de la monnaie comme étalon de valeur (valeur réelle, d’abord, avec les métaux précieux inaltérables, puis valeur fiduciaire garanti par le pouvoir de l’Etat), a permis de libérer le commerce des contraintes du troc ancestral.

C’est à ce moment que naît l’idée de prix. Le prix n’est autre que la traduction de la valeur (pour le vendeur comme pour l’acheteur, en toute subjectivité) en unités monétaires. La valeur d’une unité monétaire est purement conventionnelle : la monnaie (que, par atavisme, on appelle encore l’argent alors que ce métal n’y a plus rien à voir) n’a aucune valeur en soi. Elle est une valeur symbolique.

L’économie classique réduit toute valeur à un prix, c’est-à-dire à une quantité d’unité monétaire symbolisée par un nombre. Est-ce à dire que le prix exclut toute valeur qualitative ? Non point. Le prix d’un bien sera d’autant plus élevé qu’il est de meilleure qualité, de meilleure utilité, de meilleure utilisabilité, d’une plus grande rareté… et l’acheteur sera enclin à payer le prix fort si le bien convoité est intensément désiré, à raison ou à tort. Le coup de cœur a aussi son prix…

Le prix d’un même bien est terriblement fluctuant tant dans le temps que dans l’espace, et ce pour des raisons qui ne sont pas forcément objectives. Bien sûr si la fabrication de ce bien nécessite des ressources qui deviennent plus rares, le prix augmentera. De même, si le bien est vendu loin de son lieu de production, les coûts de transport et de logistique augmenteront son prix. Mais le prix peut aussi fluctuer pour des raisons moins objectives, du fait d’une mode passagère, par exemple.

Les prix des objets d’art, par exemple, sont particulièrement sensibles aux effets de mode. De là naissent, comme par hasard, des tendances à la copie, à la reproduction, à l’imitation qui ne sont plus de l’art puisque la créativité en est absente.

La loi de l’offre et de la demande

Dans sa version la plus simple – voire la plus simpliste – et la plus naturelle, la loi de l’offre et de la demande dit ceci : plus la demande est supérieure à l’offre, plus les prix augmentent… et plus l’offre est supérieure à la demande, plus les prix baissent. Mais la réalité n’est jamais aussi simple que cela.

On peut aussi faire augmenter la demande artificiellement par une innovation, un effet de mode ou une baisse du prix ; on parle alors d’une économie de type push. Exemple : l’industrie automobile peut redessiner la carrosserie mais sans rien améliorer à la marche du véhicule.

A l’inverse, on peut aussi faire augmenter l’offre artificiellement par la recherche de ressources moins chères : on parle alors d’une économie de type pull. Exemple : la même industrie automobile peut faire fabriquer des pièces dans un pays à bas salaires.

Mais une autre pratique vient complètement chambouler la loi naturelle de l’offre et de la demande ; c’est la pratique spéculative ou financiariste (ces deux adjectifs sont quasiment synonymes). Ici, c’est le temps qui joue. La spéculation est un pari sur l’avenir, elle est un jeu divinatoire, mais ses conséquences peuvent être terribles. Prenons deux exemples … La rétention : le propriétaire accumule les stocks en amont et diminue le flux sortant en aval ; en conséquence, la raréfaction artificielle du bien convoité fait diminuer l’offre et fait augmenter les prix… ce qui accroît la valeur des stocks accumulés… sauf si la demande se retourne vers des produits de substitution moins chers, mais d’utilité approximativement équivalente. Le surinvestissement : pour accélérer la croissance de l’offre là où l’on suspecte une demande forte et croissante, le spéculateur surinvestit dans ce secteur dont il attend une belle croissance du chiffre d’affaire et donc celle, juteuse, de son risque financier … sauf si la demande se sature ou se lasse.

L’économie immatérielle

Mais tout est en train de changer… L’économie classique (l’économie par le prix) devient chaotique et bouleversée par la montée du numérique, de la robotique, de l’algorithmique. Aujourd’hui, 73% des travailleurs européens ne manipulent plus que de l’information, qui pour la créer, qui pour la gérer, qui pour la transformer, qui pour la transmettre. De plus, 80% de la valeur des produits manufacturés proviennent de leur part immatérielle, c’est-à-dire de la matière grise que l’on y a injectée. Enfin, 68% des entreprises qui se créent émargent des métiers dématérialisés (métiers de services, d’informations ou d’experts) où c’est l’homme et lui seul qui crée de la valeur et de la richesse. Une nouvelle économie s’est donc majoritairement installée dont les règles du jeu sont notoirement différentes de celle de l’économie matérielle classique.

Capital immatériel

Le divorce du prix et de la valeur…

Tant que la valeur d’échange et la valeur d’usage étaient proches l’une de l’autre, prix et valeur ne différaient guère et l’amalgame de l’un à l’autre était jouable. Avec la montée en puissance de l’économie immatérielle, prix et valeur, c’est-à-dire valeur d’échange et valeur d’usage, ont totalement divorcé : la transaction commerciale d’achat et de vente se construit sur un prix arbitraire (et objectif) n’ayant plus guère de rapport avec la valeur réelle (éminemment subjective) de ce qui est acheté. Que valent une idée, un rêve, une émotion, une joie, une notoriété, une relation, une reconnaissance ? Nous en achetons continuellement, nous en vivons au quotidien.

Les paradoxes de l’économie immatérielle…

Les règles de base de l’économie matérielle classique sont entées sur deux notions cruciales : celle de propriété (tout objet est unique et n’est propriété que de ses propriétaires) et celle de la rareté (le prix payé pour un objet dont on a envie ou besoin, croît exponentiellement avec sa rareté : c’est la loi de l’offre et de la demande). Ces deux principes ne s’appliquent plus aux objets immatériels, aux informations, aux idées qui ne prennent valeur que si elle sont partagées, qui sont données sans être perdues, qui sont gratuitement copiables à l’infini.

La gratuité : une nouvelle donne…

Notre vie quotidienne grouille de produits et services gratuits qui envahissent tout : Google, Yahoo, Linux, Mozilla, Thunderbird, Wikipedia, etc… sont gratuits pour leurs usagers. Gratuit ? Pas vraiment. Il y a toujours un « cochon payeur », mais ce n’est plus l’utilisateur. Les transactions commerciales, naguère bipolaires entre un acheteur et un vendeur, deviennent aujourd’hui multipolaires : ceux qui produisent, ceux qui financent, ceux qui coordonnent, ceux qui utilisent, ceux qui diffusent deviennent, de plus en plus, des acteurs différents dont les intérêts, les objectifs, les intentions, les stratégies sont de plus en plus différentes voire divergentes.

La rareté de la matière grise…

Un objet est ce qu’il est, et reste ce qu’il est. Une information, une idée, pas. Une information ne prend sens que si elle est reliée à un processus qui s’inscrit dans le temps, dans la durée. Une information non mémorisée est une information non utilisable, donc sans valeur : elle n’est qu’une donnée qui passe, une donnée que l’on ne capte pas, une donnée inutile. Que coûtent ces mémoires ? Que valent ces mémoires ? Que coûte et que vaut un carnet d’adresse, par exemple ?

Patrimoines immatériels…

L’accélération est patente pour tous les cycles économiques de vie : ceux des produits, des technologies, des modes, des compétences, des organisations, des projets, des stratégies se raccourcissent de plus en plus. Il faut innover plus souvent, plus vite, plus fort. Et pour innover, il faut des idées. La firme 3M, célèbre pour sa créativité, affirme que pour atteindre un seul succès commercial sur le marché avec un nouveau produit, il faut partir avec cent idées neuves. Que coûte une idée ? Que vaut une idée ?

Le mythe de la propriété intellectuelle…

Les juristes et les financiers d’aujourd’hui n’ont toujours pas compris que les règles de base de l’économie classique sont radicalement différentes de celles de l’économie immatérielle. Ils veulent à toute fin faire entrer celle-ci dans les moules de celle-là. Et cela ne fonctionne pas. Les gesticulations juridiques sans fin concernant la propriété intellectuelle n’ont aucun sens et sont vouées à l’échec. La théorie de la relativité peut-elle appartenir aux héritiers d’Albert Einstein ? En matière de produits immatériels, les notions de brevets et de marques doivent être revisitées de fond en comble.

Créer de la valeur immatérielle…

Le travail n’a de viabilité que s’il génère plus de recettes que de dépenses c’est-à-dire que s’il génère de la valeur ajoutée, de la survaleur autrement dit. Oui, mais voilà, valeur et prix ont divorcé. La majorité de la valeur vient de la matière grise et les idées que l’on y injectent ont bien du mal à entrer dans les moules comptables et financiers. Des stratégies nouvelles s’imposent : en plus des dimensions quantitatives classiques, elles devront intégrer ces multiples dimensions qualitatives qui, aujourd’hui, constituent l’essentiel de la valeur de nos produits, de nos services et de nos entreprises.

Information vécue vs. information stockée…

Une information stockée (un CD, par exemple), donc morte, duplicable gratuitement à l’infini, ne vaut rien et plus personne n’est prêt à payer pour l’obtenir : le piratage et la gratuité en deviennent les règles de diffusion. Par contre, une information vécue (un spectacle, par exemple), donc vivante, unique, partagée, participée, attire l’engouement et le portefeuille de ses clientèles. Peu à peu, en matière d’information, en matière de produits immatériels, nous évoluons depuis un comportement de société de consommation vers un comportement de société de participation.

L’acheteur reprend le pouvoir…

L’acheteur ne veut plus qu’on lui vende un produit, il veut vivre son aventure et ne tolère plus de vendeur ou de publicité ou de marketing sur son chemin. Il veut aller lui-même vers le produit et construire lui-même sa satisfaction. Il ne s’agit donc plus de vendre (marketing push) mais d’attirer (marketing pull). Aujourd’hui, la qualité du contenu du site internet de l’entreprise est infiniment plus importante que le bagou de ses vendeurs qui importunent bien plus souvent qu’ils ne sont utiles. La publicité est, de plus en plus, vécue comme une pollution. Par ailleurs, bien des études montrent qu’elle ne sert pas à grand’ chose. Comment vendre, dans ces conditions ?

A propos d’immatérialité

Une première confusion à lever existe entre immatériel et virtuel. Est virtuel ce qui est en puissance, ce qui existe potentiellement mais n’est pas (encore) réalisé, donc pas réel. L’immatériel, lui, est parfaitement réel même si sa part tangible est parfois ténue. Exemple : la théorie de la relativité d’Einstein est un « objet » immatériel alors que les avatars sur « Second life » sont, eux, virtuels (à partir de logiciels immatériels bien réels, eux).

Une seconde confusion à lever est celle entre immatériel et services. L’industrie dite des services est très diversement immatérielle : si les activités de conseil ou d’expertise, par exemple, relèvent bien de la seule matière grise mise en œuvre, les activités médicales ou bancaires impliquent le mise en œuvre de moyens matériels et technologiques de grande ampleur.

Levons ensuite une ambiguïté : il n’existe JAMAIS d’immatériel sans un support matériel. Il n’y a jamais, d’un côté du matériel pur et, de l’autre, de l’immatériel pur. Ma pensée n’existerait pas s’il n’y avait quelques milliards de neurones et de connexions chimiques neuronales. Le DVD de mon film favori n’existerait pas sans le disque plastique sur lequel il est gravé. L’Avare de Molière, Don Quichotte de Cervantès ou le Zarathoustra de Nietzsche n’existeraient pas sans l’encre et le papier, ou le CD-Rom, ou le disque dur de l’ordinateur sur lequel ils sont stockés. Symétriquement, tous les objets massivement matériels que nous échangeons et utilisons, n’existeraient pas sans un peu d’immatériel venant de cette matière grise qui lui donne sa forme, qui nourrit sa technologie, qui trahit l’idée ou le concept qu’ils réalisent.

Ces remarques permettent d’apprécier que c’est tout un spectre économique qui va du (presque) totalement matériel au (presque) totalement immatériel. Alors, quand dira-t-on que l’on a affaire à de l’immatériel ? Tout simplement lorsque la valeur de la part immatérielle est largement (infiniment) supérieure à la valeur de la part matérielle. Ainsi, la valeur (pour moi) du DVD de mon film favori n’a aucune commune mesure avec le coût du disque de plastique qui en est le support matériel. Inversement, malgré qu’il ait fallu user de savoir-faire pour l’abattre, l’ébrancher et la débarder sans l’écorcer, la grume de chêne ne vaut que par le poids et la densité de son bois. On comprend donc que la frontière entre immatériel et matériel, pour toute une série de biens et de services, restera toujours bien floue.

Alors : où est le problème ? Tout simplement en ceci : autant les méthodes de valorisation de la part matérielle d’un produit sont aisées et bien connues, autant celles concernant la part immatérielle sont malaisées et mal connues. Pour être lapidaire, on pourrait dire que l’immatériel, c’est ce qu’il est difficile – voire impossible – de valoriser objectivement.

Un tableau de Van Gogh possède une énorme valeur d’échange. Pour le courtier en art, ce tableau est un vrai et très réel objet économique de très grand prix. Mais cette valeur d’échange n’a aucune commune mesure avec la taille du tableau ou avec le prix du bois du cadre ou de la toile de lin ou des pigments ou du nombre des tubes de couleur à l’huile utilisés, ni même du nombre de coups de pinceau que ce bon Vincent lui a donnés. Toutes ces données objectivement mesurables n’interviennent pas dans la valorisation de l’œuvre puisque cette valorisation est purement subjective, indépendante des éléments objectifs que l’on pourrait y mesurer. On dira donc que le toile de Van Gogh participe pleinement de l’économie immatérielle. Sa valeur est exactement égale au prix que quelqu’un est prêt à payer pour la posséder, sans aucune autre considération ni objective, ni financière, ni analytique.

Il en va de même pour la part immatérielle de tout produit ou service, de toute activité, de toute entreprise et de tous ses patrimoines ou capitaux immatériels. Leur valorisation monétaire est et restera toujours purement et radicalement subjective. C’est l’acheteur qui fait la valeur de la « chose » immatérielle et non pas cette « chose » elle-même. Ce point est capital.

Il y a deux grandes façons d’évaluer ou d’apprécier quelque chose :

  • Soit, comme on l’a vu, par sa valeur de marché c’est-à-dire par le prix que d’autres sont prêts à payer pour se l’approprier : c’est sa valeur d’échange.
  • Soit par la richesse que l’on pourra engendrer en en faisant une bonne et experte utilisation : c’est sa valeur d’usage.

On comprend que la valeur d’échange soit une valeur conventionnelle établie statistiquement (ce sont les fameuses « lois du marché ») sur base du comportement des autres (les acquéreurs potentiels). La valeur d’usage, elle, ne dépend que de l’habileté de l’acheteur réel lui-même.

Comme déjà dit, pour un bien matériel, il existe une corrélation forte entre valeur d’échange et valeur d’usage (entre prix de vente et prix de revient) et cette corrélation s’exprime, par exemple, sous la forme de loi de l’offre et de la demande ou de tendances des marchés spéculatifs, etc… Pour un bien immatériel, cette corrélation n’existe tout simplement pas. Il n’y a aucune corrélation entre le prix de revient de la toile de Van Gogh et son prix de vente. Il n’y a aucune corrélation entre la valeur d’échange (à l’achat) d’un attirail complet d’artiste peintre et la valeur d’usage que je saurai en tirer en termes de toiles plus ou moins réussies, mais aussi en termes de plaisir, de joie, de quiétude, de satisfaction, etc…

Similairement et techniquement, la valeur d’une entreprise est composée de deux parts : l’une est la valeur d’échange hic et nunc de ses actifs nets réactualisés, l’autre est la valeur d’usage que son acquéreur saura en tirer par un management efficace (c’est le goodwill). Ainsi, sans le savoir toujours, dans une transaction de cession, la valeur qualitative des talents du cessionnaire intervient au moins autant que la valeur objective des actifs de l’entreprise cédée. Lorsque l’entreprise est fortement matérielle, c’est-à-dire, souvent, industrielle, ce problème n’est pas trop grave car le goodwill (les gains que l’acheteur en tirera dans le futur) y est largement inférieur aux valeurs objectives des actifs. Par contre, pour ces entreprises qui forment le contingent lourd (plus de 65%) des entreprises qui se créent en France, et qui émargent quasi totalement des métiers de l’immatériel (conseil, expertise, recherche, design, logiciel, commercialisation, marketing, études, veille, sondages, ventes en ligne, publicité, web, aide aux personnes, et surtout nos chers artisanats à haute valeur ajoutée), il n’ a pas ou peu d’actifs tangibles. La valeur de ces entreprises est du pur goodwill et ne dépend donc totalement que de la qualité et du talent… de celui qui en fait quelque chose.

D’un point de vue comptable et financier, tout ceci est un inextricable et insoluble casse-tête : la valeur de la « chose » immatérielle dépend totalement et subjectivement de son acheteur : il n’y a plus de valeur d’échange objective, il n’y a plus qu’une valeur d’usage subjective presque totalement indépendante des chiffres comptables et des valorisations financières. La montée en puissance de l’immatériel pose problème aux classiques activités financières et spéculatives puisque les notions de marché et de prix y perdent beaucoup de leur sens. Pour le dire autrement, quoiqu’elles aient été longtemps en convergence approximative, la logique économique et la logique financière sont à présent devenues de plus en plus souvent conflictuelles, voire contradictoires.

A ce titre, par exemple, il est illusoire et absurde de vouloir combattre le « piratage » des œuvres numérisées car celles-ci n’ont aucune valeur d’échange (c’est d’ailleurs pour cela que les « pirates » refusent d’en payer le prix) puisque leur seule valeur est d’usage (le plaisir ou l’intérêt que l’on en tire). De plus, il faut être clair, la « protection de la propriété intellectuelle ou créatrice » ne protège que les intérêts des grosses entreprises de distribution et de diffusion, et non ceux des créateurs qui, dans tout ce monde, ne touchent au passage que quelques miettes du pactole.

L’économie de l’art

Le marché de l’art est totalement phagocyté par quelques acteurs, en assez petit nombre, qui imposent leur goût, leur loi, leur logique, leur moule … Ou bien on entre dans leur moule et l’on a une chance de devenir bien riche et célèbre ; ou bien on n’y entre pas et on crève de fin, libre mais mort.

On l’a vu, l’art (tout art, celui de tout artisan-artiste) est une dialectique entre technicité et créativité, dans quelque domaine que ce soit : la sculpture comme la dentisterie, la poésie comme la physique, la joaillerie comme le management, le dessin comme la mathématique, etc…

Je parlerai ici du monde que je connais le mieux : celui de la recherche en physique fondamentale (en cosmologie). Ce monde-là est aussi phagocyté que celui de l’art. Aujourd’hui, si l’on veut décrocher des fonds, si l’on veut publier dans les revues en vue, si l’on rêve de devenir nobélisable, il faut passer sous les fourches caudines des faiseurs de mode. Si, comme moi, vous êtes successeur d’Ilya Prigogine (Nobel 1977) spécialiste des systèmes et processus complexes, vous serez beaucoup moins visible qu’un spécialiste en astronomie des exoplanètes, en modélisation quantique des particules, en spéculations relativistes sur l’énergie noire… Il n’y a, dans mes propos, pas la moindre once de jalousie : en science comme en art, beaucoup dépendait des faiseurs de mode.

Mais les choses basculent vite car la dématérialisation joue à plein. Par exemple : plus besoin d’être publié dans « Nature » ou « Physical review » dès lors qu’un bon site sur la Toile vous ouvre toutes les portes vers un lectorat de qualité. Plus besoin d’éditeurs dès lors que l’autoédition devient abordable… Plus généralement, si l’art est bien cette dialectique entre technicité et créativité, observons que les grands progrès faits en robotique et en algorithmique permettent de « sous-traiter » une bonne part de la technicité à des ordinateurs et, ainsi, de mettre en avant les talents créatifs, sans tape-à-l’œil, sans imitation ni reproduction, au-delà de toute mode. Et si cela se produit bien, les faiseurs de mode n’auront plus que leurs yeux pour pleurer.

En guise de conclusion.

Et toujours dans le jeu avec les mots…
L’Art est une Economie.
L’Economie est un Art.

Vers une autre conception de la collection

 Revue de Paris, le 

(49) Une proposition de Jacques SERRANO accompagnée d’un entretien d’Émilie MOURET avec Marc HALÉVY 

Jacques Serrano propose un type d’échange entre une création non-matérialisée dont il est l’auteur et le collectionneur, type d’échange qui se différencie du système de l’économie marchande sur lequel repose encore à ce jour le marché de l’art.

Il s’agit de proposer au collectionneur un rôle actif de producteur « collectionneur d’avenir » – le collectionneur qui accumulait des objets ou de la documentation cède la place au collectionneur qui produit de la pensée – tout en répondant à l’attente de la collection. Jacques Serrano met en place un type d’échange structurellement de même nature que l’œuvre : l’échange est révélé par un processus de diffusion, et s’inscrit ainsi dans le champ de l’économie immatérielle.

De plus, dans cette circulation qui amènerait un type d’échange spécifique entre l’œuvre non-matérielle, le collectionneur et le public, la pratique artistique ainsi produite par le collectionneur aurait la particularité de révéler son identité et son statut.

Cet engagement particulier, cette implication du collectionneur dans la création seraient révélés par une « signature visuelle », sorte de logo à l’image du collectionneur. C’est donc par la diffusion de sa signature, visible dans l’annonce d’une exposition d’idées, que la propriété de l’œuvre serait reconnue comme étant celle du collectionneur.

Expérimentation de l’opération

Afin de mettre en pratique cette opération artistique dont l’objectif est de faire coïncider la nature de l’œuvre et celle de son mode d’échange, Jacques Serrano propose de l’expérimenter par des consultations philosophiques : chaque visiteur serait invité à soumettre ses questionnements d’ordre philosophique à l’un des philosophes réunis pour l’exposition d’idées de Jacques Serrano.

Émilie Mouret : Marc Halévy, vous avez consacré nombre de vos travaux à l’économie immatérielle, et je vous ai présenté la proposition artistique et économique de Jacques Serrano afin de recueillir votre expertise sur la viabilité théorique de cette proposition.

Marc Halévy : Me basant sur la remise en cause de la notion de propriété intellectuelle et sur la gratuité des œuvres face à un système de gestion de la renommée et des commandes d’œuvres ad hoc, j’ai travaillé sur ces questions et j’ai préconisé une formule de bourse de la création intellectuelle et artistique. Jacques Serrano traite de ces problématiques appliquées aux œuvres immatérielles, avec une originalité proactive et entrepreneuriale.

ÉM : Par rapport au marché de l’art existant, comment analysez-vous la singularité de cette proposition ?

MH : Dans le marché de l’art, deux sources classiques de financement existent en parallèle : l’une a priori, l’autre a posteriori. Soit l’œuvre est commanditée et financée a priori, le créateur devant alors exécuter une commande. Soit le créateur crée son œuvre à ses risques et périls et, a posteriori, le collectionneur l’achète directement ou à un quelconque circuit de distribution. Le concept de Jacques Serrano revient à mettre ces deux équations en système diraient les mathématiciens, et de les résoudre en concomitance, sachant que les notions de valeur et de prix, de propriété et de jouissance ont totalement divorcé les unes des autres. Jacques Serrano propose une création, et a posteriori cela génère de la valeur pour celui qui a financé la création. Se met en place un cercle vertueux – ce qui n’est pas classiquement le cas dans le marché de l’art, qui me parait tout à fait intéressant et constitue une vraie innovation.

ÉM : Afin de comprendre sur le plan économique la nature de la transaction proposée par Jacques, pouvez-vous nous expliquer quel type de valeur est ici en jeux?

MH : Il convient ici d’aborder la différence entre prix et valeur. Autrement dit, de bien comprendre la différence essentielle qu’il y a entre la valeur d’échange (le prix monétisé payé sur un marché) et la valeur d’usage c’est-à-dire la valeur qu’a la « chose » pour celui qui l’acquiert et qui en fait quelque chose. C’est précisément là qu’est la valeur d’usage : dans ce que l’acheteur fait de ce qu’il acquiert et qui, dès lors, prend valeur pour lui. Longtemps, valeur d’échange et valeur d’usage ont évolué de concert. Aujourd’hui, surtout dans l’économie immatérielle, cette corrélation s’étiole. Ce que l’on vend dans le monde de l’immatériel, ce n’est pas le produit, c’est le processus : le résultat a moins de valeur que le cheminement et la participation, à ce cheminement. C’est exactement ce que vous proposez. Mais il est bien sûr plus facile de vendre un produit, un résultat.

ÉM : Ce projet part en effet du constat que fait Jacques de l’inadéquation entre la nature de la production et le type de transaction qui lui est appliqué à ce jour.

MH : Une autre notion essentielle ici est celle de la différence entre propriété et accès. Je m’explique. Lorsque vous achetez votre abonnement téléphonique ou votre connexion à Internet, vous ne devenez propriétaire de rien. Vous acquérez seulement un droit d’accès, un droit d’usage. Que vous en fassiez beaucoup usage ou pas du tout, bon usage ou mauvais usage, cela ne change rien. Avec cet achat (immatériel s’il en est), vous obtenez l’accès à la plus immense collection de savoirs, d’informations, d’images et de textes jamais rassemblés dans l’histoire de l’humanité… Dans le projet qui est le vôtre, votre collectionneur ne paie pas la propriété d’un objet, même idéel, même immatériel. Il paie son accès à une reconnaissance via une œuvre de création immatérielle.

ÉM: S’il ne devient pas propriétaire d’un objet, pour autant le collectionneur acquiert et possède « quelque chose» qui aura de la valeur pour lui, même si cette valeur n’est pas selon vous chiffrable en termes monétaires.

MH : En effet, par rapport à la somme qu’il a investie pour produire la création immatérielle de Jacques Serrano, le collectionneur obtient un retour en image, en renommée en visibilité, en notoriété qui, pour lui, le monde qui l’entoure, l’univers des collections artistiques et des collectionneurs d’art, aura une valeur considérable. Le processus permet donc bien de créer de la valeur avec du prix. Je pense aussi que les personnes morales, les fondations d’entreprises, devraient être particulièrement sensibles à une telle proposition parce qu’elles privilégient l’innovation et la créativité.

Extrait de l’article de TONDRE Isabelle, L’agent d’art : The conceptual world of Ghislain Mollet-Viéville in Passe-avant, article du 5 octobre 2024.

[…] Dans cette optique nous assistons au passage de l’esthétique des objets d’art à une éthique qui en prend le relai avec un art démocratique. Cette éthique vient à la suite d’une pensée portant sur des pratiques qui sont affirmées en dehors des règles dictées de façon autoritaire, par l’actuel marché de l’art. 

L’art est mis en relation avec ses différents contextes: ce n’est pas l’œuvre seule, mais plutôt ce qu’elle génère en chacun de nous, qui importe. Ce postulat est à explorer sur le modèle d’un capitalisme cognitif (ou d’un libéralisme cognitif) qui s’oppose au capitalisme traditionnel. Ce dernier s’attache à surproduire des biens matériels entrainant une spéculation financière exponentielle, sans trop se préoccuper des conditions de travail des employés. Le libéralisme cognitif, en revanche, propose que l’on s’enrichisse avec des idées et des réflexions que l’on peut mutualiser en impliquant tout le monde avec considération. Autrement dit, à l’inverse du capitalisme, le libéralisme cognitif concerne des savoirs dont les droits de propriété peuvent circuler et être offerts à tous sans asservissement. 

À titre d’exemple, les artistes Antoine Moreau et Isabelle Vodjdani ont mis au point juridiquement la License Art Libre. Une licence que les artistes peuvent rattacher à leurs œuvres s’ils souhaitent leur donner toute liberté concernant leur copie, leur diffusion et leur transformation. Le principe est de permettre au public de faire un usage créatif des œuvres d’art à l‘image de ce que chacun peut faire des logiciels libres que l’on améliore et rediffuse ensuite gracieusement sur internet. Avec ce système, il s’agit d’accorder au plus grand nombre, l’utilisation des ressources d’une œuvre. En avoir la jouissance pour en multiplier les réjouissances, créer de nouvelles conditions de création pour amplifier les possibilités de création. 

En art, la créativité ne peut plus reposer uniquement sur les biens matériels qui sont accumulés outre mesure, mais plutôt sur la production de connaissances en tant que capital impalpable qui augmente sa valeur en se socialisant. Le libéralisme cognitif nous oriente dans ce but vers une économie en apesanteur, se consacrant à un art refusant toute spéculation financière matérialiste.  

Devant cet état de fait: moins nous nous adonnons à la propriété privée de l’art, plus nous sommes capables de partager. Car ce qui est important c’est ce qui se passe entre les êtres, c’est-à-dire nos interactions avec des dispositifs de passage et de rencontres. Lorsqu’un artiste conçoit une œuvre avec un protocole, il ne la perd pas en la communiquant ou en la donnant à d’autres. Au contraire, il l’enrichit à partir du moment où elle est transmise, commentée et mise en pratique avec une grande possibilité de créations qui pourront ainsi constituer tout un art de vivre.

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