Pour un dépassement de l’art 

La question du Devenir

Lorsqu’Alexandre Gurita formule que « l’art doit toujours être une négociation avec l’inconnu », j’affirme à sa suite qu’en effet, il ne peut être que ça. Il contient en lui-même le secret, le discret potentiel de son émergence, à la manière d’une graine. Son essence réside dans son devenir toujours latent. L’art invisuel pour être prolifique doit être la graine d’une nouvelle espèce, d’un nouveau genre d’art, d’une autre nature, dont le déploiement sera imprévisible, surprenant, il ne sera même plus question de couleurs ou d’odeurs de ses fleurs, ni même, d’un arbre, ou de quelque espèce vivante identifiée. Il convient même de supposer, de spéculer, sur le fait que ce qui émergera de cette graine devra être étudié, analysé sans cesse pour pouvoir être déterminé, mais il sera en perpétuel devenir, donc impossible à cerner, et nous devrons l’accepter comme tel. Indéfinissable, impossible à catégoriser, et c’est en cela qu’il restera intéressant et pérenne. Puisque nous avons seulement pu définir ce qu’il n’était pas. C’est là qu’est la limite de nos considérations humaines, limitées à ne pouvoir déterminer que ce que l’on connaît. Familiarisons-nous alors avec l’inconnu, l’imprévisible, le fameux Cygne Noir de Nassim Taleb, sans pour autant tomber dans la croyance. Et c’est là que je tiens à faire une distinction primordiale entre croyance et connaissance de l’inconnu ou connaissance cachée, spéculative, etc… nous savons aujourd’hui que la réalité scientifique, cognitive, psychique ou économique dépasse largement nos capacités perceptives et souvent notre entendement et nos biais cognitifs.

Et c’est, à mon sens, ce que s’attache à explorer la noétique.

Qu’est-ce que la noétique et quel rapprochement faire avec l’art invisuel ?

La noétique est une science de la Connaissance, une discipline alliant philosophie, métaphysique, physique complexe, physique quantique, psychanalyse, spiritualité et toute discipline plaçant la recherche de savoir et d’information dépassant l’anthropocentrisme de notre ère post-moderne désormais en déclin au centre de son propos. La noétique est par essence transdisciplinaire et progressiste. Elle est la science de l’intelligence au sens inter-ligere c’est-à-dire de reliance dans toutes les dimensions, de l’information et de la création d’idées, de concepts. La noétique se pense à travers les notions de systèmes complexes, d’émergence, de prospective et d’économie immatérielle entre autres.

Philosophiquement, la noétique suppose qu’une idée, un concept, ne peut être que si elle devient perpétuellement, portée par la complexité de son propre système, son émergence. La Biennale de Paris telle que l’a développée Alexandre, par exemple, est un système complexe dans le sens où elle est un écosystème caractérisé par des interactions multiples entre des sous-unités ou éléments (des personnes, des organismes, des réseaux, etc.), ce qui donne lieu à des comportements globaux qui ne sont pas réductibles à la simple somme des parties. Ces systèmes incluent des phénomènes tels que :

L’Auto-organisation : Les systèmes complexes peuvent s’organiser sans direction centralisée. C’est le cas des écosystèmes, des réseaux sociaux, ou même du cerveau humain.

La Non-linéarité : Dans ces systèmes, de petites causes peuvent avoir des effets disproportionnés, et les relations de cause à effet sont souvent imprévisibles.

L’Émergence : Les propriétés ou comportements émergents d’un système complexe sont souvent imprévus à partir de l’étude de ses composants individuels.

J’ai alors compris que ce que j’avais nommé Art Philosophique et Invisuel comme recherche constante du principe insaisissable de l’art invisuel était une approche noétique de l’art. J’irai même jusqu’à avancer l’idée que l’art invisuel est noétique.

Economie immatérielle vers une anti-économie ?

Je développerai ici un autre exemple de cette approche via un modèle économique immatériel : le libéralisme cognitif abordé par Ghislain Mollet-Viéville dans un entretien avec Isabelle Tondre pour la revue Passe-Avant.

Le libéralisme cognitif valorise l’autonomie de l’individu dans l’accès et l’utilisation de la connaissance. Cela se rapproche d’une forme de pensée qui prône la libre circulation des idées, des informations et du savoir, en minimisant les restrictions telles que la propriété intellectuelle excessive ou les monopoles de l’information. Le libéralisme cognitif valorise donc la diffusion ouverte de la connaissance et le partage, en rejetant les barrières artificielles qui limitent l’accès à l’information, à la créativité, ou à l’innovation. GMV donne l’exemple concret de ce que peut être une application du libéralisme cognitif (opposé au capitalisme cognitif) :

« Le libéralisme cognitif, en revanche, propose que l’on s’enrichisse avec des idées et des réflexions que l’on peut mutualiser en impliquant tout le monde avec considération. Autrement dit, à l’inverse du capitalisme, le libéralisme cognitif concerne des savoirs dont les droits de propriété peuvent circuler et être offerts à tous sans asservissement. 

À titre d’exemple, les artistes Antoine Moreau et Isabelle Vodjdani ont mis au point juridiquement la 
License Art Libre. Une licence que les artistes peuvent rattacher à leurs œuvres s’ils souhaitent leur donner toute liberté concernant leur copie, leur diffusion et leur transformation. Le principe est de permettre au public de faire un usage créatif des œuvres d’art à l‘image de ce que chacun peut faire des logiciels libres que l’on améliore et rediffuse ensuite gracieusement sur internet. Avec ce système, il s’agit d’accorder au plus grand nombre, l’utilisation des ressources d’une œuvre. En avoir la jouissance pour en multiplier les réjouissances, créer de nouvelles conditions de création pour amplifier les possibilités de création. »

Plus loin dans l’article il conclut :

« En art, la créativité ne peut plus reposer uniquement sur les biens matériels qui sont accumulés outre mesure, mais plutôt sur la production de connaissances en tant que capital impalpable qui augmente sa valeur en se socialisant. Le libéralisme cognitif nous oriente dans ce but vers une économie en apesanteur, se consacrant à un art refusant toute spéculation financière matérialiste.  
Devant cet état de fait : moins nous nous adonnons à la propriété privée de l’art, plus nous sommes capables de partager. Car ce qui est important c’est ce qui se passe entre les êtres, c’est-à-dire nos interactions avec des dispositifs de passage et de rencontres. Lorsqu’un artiste conçoit une œuvre avec un protocole, il ne la perd pas en la communiquant ou en la donnant à d’autres. Au contraire, il l’enrichit à partir du moment où elle est transmise, commentée et mise en pratique avec une grande possibilité de créations qui pourront ainsi constituer tout un art de vivre.
 »[1]

Cette notion de démultiplication des idées, de la Connaissance et donc de sa valeur d’usage au fur et à mesure de son partage par des individus opposée à la privation que représente la cession d’un objet dont on a déterminé un prix est également abordée par Marc Halévy dans son ouvrage L’âge de la connaissance, principes et réflexions sur la révolution noétique au 21ème siècle[2]. Marc Halévy est physicien, philosophe, noéticien, spécialiste de l’économie immatérielle, il a participé à deux entretiens pour la Revue de Paris.

« L’économie classique était basée sur les notions de rareté et de pénurie : un objet m’appartient ou ne m’appartient pas, et sa valeur dépend de sa rareté [que l’on peut rapprocher de l’exclusivité de l’œuvre d’art]. L’économie des idées est tout autre. Une idée n’appartient à personne et le fait de la partager ne lèse pas celui qui la détient. Au contraire, une idée prend d’autant plus de valeur qu’elle devient norme, c’est-à-dire qu’elle est plus partagée, et elle sera d’autant plus vite partagée par prolifération qu’elle est gratuite. On pourrait presque parler d’anti-économie : celle des actifs immatériels et des processus de créativité au-delà des normes de productivité. »[3]

C’est exactement ce que fait l’art invisuel comme vous l’aurez compris. Et cette idée de « devenir norme » est à mon sens absolument nécessaire à l’art invisuel pour qu’il puisse s’enraciner solidement dans notre société, dans l’ère noétique et dans l’imaginaire commun, la doxa, comme nature essentielle de l’art. C’est dans ce but que, par le biais du camping-car que j’ai réaménagé, nommé Eugène, cellule mobile de l’Institut d’Art Philosophique et Invisuel, je pars à la rencontre du public en milieux ruraux et mets à disposition, divulgue gratuitement mon propos sur l’Art Philosophique et Invisuel.

Conclusion

Pour conclure, j’ai pour habitude de rappeler que ce qui est immatériel n’en est pas moins réel, sans pour autant devoir être réifié, c’est-à-dire ramené de façon rassurante à un objet ou un prix. Cela prend tout son sens aujourd’hui via Internet et les multiples échanges dématérialisés qui peuplent notre quotidien, ces valeurs immatérielles prennent une forme concrète dans nos vies et notre entendement mais il faut maintenant comprendre que cette immatérialité ne va plus cesser de s’expanser, de devenir de moins en moins palpable, et l’art, en tant que symptôme récurrent de l’humanité (ou vice versa) devra inévitablement suivre cette tendance s’il ne veut pas disparaître ou relever seulement de l’archéologie du XXIIème siècle. Cet art qui aura dépassé l’art qui se limite encore aujourd’hui à l’art visuel ou vivant en tant qu’évènement perceptif, je l’ai nommé le TRA (anagramme miroir du mot ART), le Tra est cette graine dont je vous ai parlé au début de mon intervention, ce potentiel inconnu, inrévélé ou plutôt en perpétuelle révélation à lui-même et au monde. Le Tra est l’art noétique du futur.

Développements supplémentaires :

  • Sur le temps et la non linéarité

Notre conception occidentale du temps et des évènements est causale, linéaire, elle conditionne donc notre capacité à concevoir de nouveaux schéma ou systèmes, elle limite nos organisations de pensées à un lien de cause à effet. Si l’on envisage les évènements de manière acausale ou synchronistique (Jung), l’instant devient kairos (opportunité, évènement quasi insaisissable), non linéaire, où chaque évènement, chaque sujet est soumis à sa propre émergence, sa propre durée, et entre en corrélation de manière acausale avec d’autres évènements, à la manière des systèmes complexes que nous avons définis en amont.

  • Le cygne noir de Nassim Taleb, et la noétique de Marc Halévy comme prismes d’observation de l’art invisuel

Marc Halévy, dans son approche noétique, met en avant une vision du monde comme un système complexe, non-linéaire et en perpétuelle évolution. Il insiste sur l’importance d’une pensée qui dépasse la simple rationalité pour embrasser une intelligence du devenir, où le hasard, l’incertitude et l’évolution dynamique des systèmes sont des composantes fondamentales.

   De son côté, Nassim Taleb aborde également le monde comme un système complexe, dans lequel les événements imprévisibles (les cygnes noirs) surviennent de manière soudaine et bouleversent les systèmes établis. Sa critique de la modélisation linéaire (basée sur la courbe gaussienne) rejoint la reconnaissance par Halévy que la pensée linéaire et prédictive est insuffisante pour comprendre la réalité complexe et émergente.

Si l’on fait un rapprochement avec les arts visuels qui sont déterminés et conditionnés par une lecture et une anticipation historiques linéaires, alors, l’art invisuel s’inscrit comme cygne noir, comme perturbation subtile et imprévisible dans la conscience collective (et non pas seulement du monde de l’art).

Médiagraphie

HALEVY Marc

TALEB Nassim Nicolas

MOLLET VIEVILLE Ghislain

Revue de Paris Vers une autre conception de la collection | Revue de Paris

Passe-avant PASSE-AVANT | L’agent d’art: The conceptual world of Ghislain Mollet-Viéville

Noetique.eu


[1] TONDRE Isabelle, L’agent d’art : The conceptual world of Ghislain Mollet-Viéville in Passe-avant, article du 5 octobre 2024.

[2] HALEVY Marc, L’Age de la connaissance, Principes et réflexions sur la révolution noétique au 21ème siècle, M2 Editions, 2005.

[3] HALEVY Marc, L’Age de la connaissance, Principes et réflexions sur la révolution noétique au 21ème siècle, M2 Editions, 2005, Prologue p.19

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